Paul Morand
biographie
Marie Charrier, née Hébert, le 27 mars 1845, a épousé le 23 mai 1864
Hippolyte-Ferdinand Charrier, né à Paris lui aussi, le 31 mai 1837.
Hippolyte-Ferdinand, négociant en vins, est issu d'un famille de la
bourgeoisie commerçante.
Le jeune ménage s'installe rue St-Antoine et aura trois enfants.
L'aîné Hippolyte-Émile, avocat de Paris, la benjamine Marguerite, qui
épousera Abel Combarieu (1856-1944), préfet de la Meuse, et deviendra
secrétaire général de la présidence de la république sous Loubet. Enfin,
Marie-Louise, la cadette, née le 13 mai 1867. Elle est comme tous les
membres de sa famille, très pudique, secrète et peu expansive. Morand a
hérité de la réserve bien élevée de sa mère, souvent prise pour de la
froideur - son éducation anglaise aggrava ce trait de caractère. Paul et
sa mère entretiennent une tendresse infiniment étroite, renforcée, au
cours des années, par l'admiration mutuelle.
Ce que Morand sait de ses ancêtres paternels, des "fondeurs de
bronze et graveurs sur verre, artisans qui travaillent à la main." Son
grand-père, Pierre-Adolphe Morand né le 9 juillet 1818. Il habite à Paris,
passage de la Trinité et rue des Arts. Puis il se retrouve fondeur de
bronzes d'art à St-Petersbourg, en 1846. En 1852, il y crée la fabrique
Morand & Gonin qui deviendra, distinguée par le tsar Nicolas Ier, la
fonderie impériale des Bronzes. Sa famille a suivie l'évolution normale
d'innombrables familles françaises, enrichies par leur travail, leur
persévérance et les circonstances : marchand forain, ferblantier, fondeur
de bronze, artiste peintre - du petit commerce à l'artisanat, vers
l'art.
Pierre-Adolphe rencontre Louise-Céline Boudinet dans la petite
colonie française de la capitale de toutes les russies. Elle est modiste,
originaire de Longjumeau. Il a 39 ans et elle en a 31, ils s'aiment et
Louise accouche, le 17 mars 1853, d'un fils, Eugène-Édouard, né Boudinet,
devenu Morand, c'est le père de Paul, légitimé le 8 août 1857 par le
mariage de ses parents. Du couple naîtra également une fille, en 1861,
Anne que Paul Morand disait entrée chez les soeurs visitandines de
Nevers.
Eugène Morand débarque en France en 1873, où il a contracté un
engagement volontaire, le 25 octobre. Professeur de dessin, Eugène
enseigne l'aquarelle à Marie-Louise. Ils tombent amoureux l'un de l'autre.
Elle est orpheline de père lorsqu'elle épouse Eugène Édouard Morand à 20
ans le 23 mai 1887. Eugène et Marie-Louise ont un fils, né au 37 de la rue
Marbeuf, au cinquième étage, le 13 mars 1888, notre Morand, prénomé Paul,
Émile, Charles, Ferdinand. "J'ai l'âge de la tour Eiffel" se plaira-t-il à
dire plus tard.
Elle accepte d'épouser un homme en apparence fort éloigné de son
milieu. Par lui, l'exotisme et la fantaisie entrent chez la famille
Charrier, ces bourgeois du Marais, un peu figés de respectabilité. Il est
né près de quatre ans avant le mariage de ses parents ! Morand est un
esthète bohème, sinon athée du moins pyrrhonien, en révolte contre l'ordre
bourgeois à la manière de Flaubert.
Le regard d'Eugène Morand trahit un profond tourment que connaissent
les artistes. "Artiste peintre" formé à l'école de Ruskin, "un de ces
hommes complets comme en connut la Renaissance... humaniste, amateur de
livres et de musique, ciseleur, aussi, poète." Il ressemble assez à
Mallarmé : même port de tête altier, même barbe terminée en fine pointe.
Jusqu'à sa mort, il saura préserver son élégance naturelle, et restera
"mince comme un Vallois".
Eugène retrouve, certains mardis, chez Stéphane Mallarmé, quelques
amis "symbolistes" : Régnier, Viélé Griffin, Schwob. Quelques fois, Léon
Paul Fargue les rejoint, après avoir erré toute la nuit à Montmartre. Ils
parlent stylistique, se récitent leurs derniers vers, quêtant une remarque
flateuse du "maître" Mallarmé. Eugène, doutant affreusement de soi,
préfère déchirer ses manuscrits que de les lire devant eux. Il était d'une
courtoisie un peu défensive avouera Paul, d'une modestie absurde,
contraint, n'admirant qu'autrui..
Il croise d'autres artistes l'été, à Venise. Il peint en compagnie
de Ségonzac, Brianchon, Oudot ou Leugeult. Le splendide petit palais
Renaissance Dario accueille non seulement Eugène, mais aussi "les longues
moustaches" : Mauclair, Jaloux, Bonnard et bien sûr Régnier. Ils parlent
encore de l'art, seule passion qui donne un sens à leur vie de dilletante
désabusés.
Eugène ignore quel est le sort de la condition ouvrière, comment
fonctionne une usine. Il ne lit jamais les journaux que l'on dépose chaque
jour dans le salon. Parler d'affaires et d'argent l'indispose. Il refuse
d'entrer dans un banque. L'argent ne manque pas, donc il est vain
d'évoquer le sujet. Paul témoignera plus tard : "On vivait uniquement pour
l'art. L'idée qu'il y avait des gens qui avaient des traites à payer ou
des usines à faire marcher nous était inconnue."
En politique, il se range dans cette bourgeoisie radicale,
confortablement installée au milieu d'extraordinaires contradictions,
antimilitariste et cocardière, passionnée d'égalité des races mais
colonialiste, dreyfusarde mais bien plus fermée aux juifs que le Faubourg,
haïssant les nationalistes et les gens de droite, fidèle au souvenir de
Gambetta.
Eugène athée mais tolérant : il respecte la piété de sa femme, qui
est profonde. Il évite méthodiquement les conversations religieuses :
"Dieu a raté ce monde, pourquoi voudrait-on qu'il ait réussi l'autre ?" Il
semble que Paul se soit rapidement détourné de la religion. "Je crois en
l'existence d'un créateur et à l'âme immortelle. Pour le reste, je ne sais
pas. Cela me suffit." Il est taxé d'agnostique sans inquiétude. Eugène,
lui, ayant voué sa vie à la beauté, éleve son unique enfant dans le culte
de l'art, dans un milieu fort propice à la création littéraire.
Eugène, par brimades, lui tance déjà avec diligence "tu es laid,
bête, et méchant. Non, tu n'es pas méchant". Le pessimisme de son père eut
une énorme influence sur lui. "Souviens-toi de te méfier", la devise de
Mérimée, si terriblement négative de toute fraternité humaine. Morand
respectait néenmoins son père : "Tout enfant, j'avais l'impression que mon
existence dépendait de lui, que, s'il disparaissait, la maison
s'écroulerait". Signe de saine dépendance affective et matérielle dans une
vie à ses débuts.
Chaque dimanche, le couple Morand emmène Paul dîner chez sa
grand-mère Charrier, rue Marignan. Il commence un repliement sur soi. Il
se tait, ne trouvant rien à dire à ces adultes égoïstes qui ne songent pas
à le laisser jouer avec des camarades de son âge. Il lance un jour à sa
mère : "je ne veux pas aller Dimanche chez vous [sa grand-mère] ; j'aime
mieux rester avec ma bonne". Attitude insolente, la grand-mère maternelle
léguera environ un million à chacun de ses petits enfants et rien à Paul
!
Le petit Paul aime se promener dans le charmant jardin des
champs-Elysées. Il aime son quartier, l'animation de rue Marbeuf côté
champs-Elysée surtout. "La rue, c'est le grand livre ou le petit parisien
que j'étais a appris à lire." La rue lui éduque l'oeil. Cet oeil qui va
devenir celui d'un rapace. C'est dans la rue qu'il verra souffrir les
hommes.
Le mardi 4 mai 1897, peu avant 17 heures, une épaisse fumée
assombrit le ciel du côté de l'Avenue Montaigne. Le Bazar de la Charité
brûle ! Le bilan est terrible 129 morts. Plus tard l'écrivain utilisera en
toile de fond d'une de ses nouvelles, intitulée tout naturellement le
Bazar de la Charité, ce fait divers dramatique. Malgré lui, Paul Morand
devint ce jour-là ce qu'il ne cessera jamais plus d'être : "un braconnier
du pittoresque embusqué".
Le 18 février 1899, Émile Loubet, sénateur modéré, est élu président
de la république avec les voix de la gauche. Il succède à Felix Faure,
décédé dans des conditions qui feront toujours sourire. L'oncle de Paul,
Abel Combarieu, devient alors secrétaire général de la présidence. Émile
Loubet va parfois déjeuner chez sa grand-mère Charrier à Maintenon, dans
l'Eure. Paul part à bicyclette l'attendre sur la route de Rambouillet pour
lui montrer le chemin.
L'affaire Dreyfus divise la France depuis 1897 en dreyfusistes,
antimilitaristes et antipatriotes, et antidreyfusistes, grands protecteurs
de l'armée. Les premiers intellectuels engagés se regroupent derrière Zola
(mouvement symboliste). André Gide, Marcel Proust, Apollinaire sont
également pour la révision du procès ainsi que les peintres
impressionnistes. Eugène Morand, en admirateur de Zola, soutient la
première pétition favorable à la révision : "Le manifeste des
intellectuels" selon Clémenceau.
En 1900, à douze ans, Morand rentre au lycée Carnot où il est un
élève médiocre : "Je suis resté paresseux, inattentif, superficiel,
jusqu'aux sciences-po". Ses résultats souffraient d'un manque certain
d'assiduité en classe : le petit Paul est un écolier distrait, voir
parfois inattentif. Si l'école ne le marque guère à cette époque, il est
en revanche fortement influencé par son père, et en premier lieu par sa
bibliothèque où il peut lire bon nombre d'auteurs "dont les manuels ne
parlent pas", Zola par exemple. Il trouve Schopenhauer, Nietzsche,
Huysmans, Octave Mirbeau, Maupassant, Gustave Kahn, Jules Laforgue, Albert
Samain, Tristan Klingsor, Verhaeren. "J'ai appris la vie à l'école des
naturalistes, c'est-à-dire le côté grinçant, le rire amer, le pessimisme
de Zola, Maupassant, Huysmans". A l'exposition universelle de Paris,
Morand découvre que "sa patrie c'est l'univers". L'évènement mondial
majeur de ce début de siècle promet le tour du monde en trente-trois jours
grâce au transsibérien en voie d'achèvement. Une influence certaine pour
cet enfant avide de découverte et d'aventure : "Croyez vous que ce ne soit
rien pour un petit garçon ? Est-ce que l'on peut oublier cela ? Paul
cherche à concrétiser ses rêves et annonce à ses parents ébahis et
consternés qu'il sera officier de marine. En 1902, Eugène et sa famille
déménagent. Il est nommé conservateur du dépôt des Marbres, 182 rue de
l'université. Rodin y construira sa "porte de l'enfer".
Paul goûtera très tôt au voyage en partant pour la première fois en
Angleterre en 1902 afin de perfectionner son anglais. La famille Morand
voyage régulièrement en Italie, lac de Côme, Milan, Venise, où elle
descend l'été, à partir de 1904, comme un rituel. Paul y rencontrera bons
nombres d'artistes et sera l'adepte d'une "religion de la beauté" formée
auprès des jeunes élèves d'Eugène auxquels il enseigne la peinture.
Paul découvre également ce qui sera pour lui une des plus grandes
passions de sa vie, l'équitation. Il ne cessera de monter à cheval tout au
long de sa vie, y consacrera même une de ses oeuvres, "Parfaite de
Saligny", et ne se résoudra à arrêter que vers l'âge de 80 ans !
En juillet 1905, Paul est collé à l'oral de philosophie du bac. Son
père, nommé commissaire pour la France à l'exposition internationale de
peinture à Munich, contacte le ministre de France en Bavière, M. Dumaine,
afin de trouver sur place un jeune agrégé disponible pour l'épauler :
rencontre avec Giraudoux. Jean Giraudoux. Presque tout les oppose, au
contraire, en matière de style : le romantisme et le flou giralducien
s'oppose à la nervosité sèche et le réalisme poétique de Morand.
Admiration fraternelle et affection. Morand fréquentera avec Giraudoux les
brasseries, le café d'Harcourt, le Cluny à l'angle des boulevards
St-Germain et St-Michel, Le Balzac, rue des écoles, et la Vachette où
règne toujours Moréas.
En 1905, Morand s'inscrit à la faculté de droit et à l'école de
Sciences Politiques. Ce choix de la carrière diplomatique ajoutera par la
suite au personnage une certaine ambiguïté : "Je me suis toujours faufilé
entre les écrivains qui me prenaient pour un diplomate et les diplomates
qui me prenaient pour un écrivain". Il se tourne vers les affaires
étrangères parce-qu'elles signifient pour lui départ. S'agit-il déjà d'un
irrésistible besoin de fuite ? Cette école représente également pour lui
la multi-culturalité. Il y rencontre des étudiants de cultures
contrastées, dont une partie deviendront des diplomates de renom. Des
étudiants des quatres coins d'Europe viennent à Paris suivre les cours des
hommes les plus éminents comme Émile Boutmy, fondateur de l'école, Albert
Sorel, ou Lévy-Bruhl qui expliquait Nietzsche. Le plus marquant pour Paul
restera sans doute Albert Sorel, maître de la section diplomatique, auteur
de "L'Europe et la révolution Française". L'influence de ce dernier est
telle que l'on retrouvera bien des années plus tard, dans une de ses
oeuvres, "Parfaite de Saligny", l'illustration de sa marque : "Les
principes de la Révolution Française étaient abstraits et universels [..]
Ces belles idées ne conservent leur pureté métaphysique que dans la
conscience du philosophe ou dans l'intelligence du mathématicien. Le
moindre courant de vie les altère et les décompose. Qui veut les appliquer
se les identifie, et, en les faisant siennes, les dénature"
1.
Lorsque son père Eugène est nommé directeur de l'École Nationale des
Arts Décoratifs, il s'écrit : "Je vais enfin pouvoir apprendre !". Ses
parents emménagent, en 1908, rue de l'École-de-Médecine, au numéro cinq.
Dans un atelier du troisième étage, Giraudoux y habitera à plusieurs
reprises en 1916 et en 1917. Giraudoux y écrira notamment "Lecture pour
une ombre" et "Adorable Clio". Eugène Morand incitera Giraudoux à écrire
pour le théâtre.
Morand se consume, en 1908, d'une passion amoureuse. Son journal
intime, brûlant, un peu ridicule, est retrouvé dans les documents du fond
Morand dans les archives de l'institut. Il se consume d'amour pour une
femme mariée. Son père cherchant à l'éloigner, l'envoie une nouvelle fois
en Angleterre. Il a conservé les deux cahiers cartonnés sans doute en
souvenir d'une éclosion : celle de son "âme" jusque-là comme
engourdie.
Morand est inscrit aux cours de la littérature anglaise pour deux
"terms" à Oxford, à partir du 4 mai 1909 comme étudiant libre. Arnold
Bennet et Meredith sont ses Dieux (aux antipodes l'un de l'autre, goût des
antithèses). Il commence à explorer Londres à fond et entame une longue
aventure sentimentale avec la ville. "Londres est ma mascotte; tout ce que
j'en ai reçu m'a apporté Bonheur". L'Angleterre Édouardienne finissante,
riche de tous les biens de l'univers, gorgée de pittoresque et engoncée
dans de grandes vertues, il l'adore. Frank Harris qui lui raconte sa
dernière visite à Maupassant, marchant à quatre pattes comme une bête,
dans la clinique du Dr Blanche, à Passy.
Il doit malheureusement interrompre ses cours pour remplir ses
obligations militaires à Caen le 7 octobre 1909. Ses deux années furent
pour lui quelques unes des plus ennuyeuses de sa vie. Heureusement, on
l'affecte à la bibliothèque municipale où il lit énormément, le coeur
tourné vers l'Angleterre. Il n'était finalement pas si mal loti car il
pouvait voir ses parents régulièrement le week-end à Houlgate.
Il est nommé attaché au protocole le 26 juin 1912. Le 24 avril 1913,
il est reçu premier au grand concours des Ambassades. Il a pour camarade
Alexis Léger. Paul commence sa carrière diplomatique à 25 ans, comme
attaché d'ambassade de Londres où il arrive le 19 mai 1913.
Morand, comme il le sera toujours, est de goûts éclectiques, aussi à
l'aise avec les grands de ce monde qu'avec les petites gens. Déjà, il est
silencieux, qui écoute et parle peu ; déjà il a l'art de s'absenter en
esprit dans une réunion mondaine. Il fréquente le salon de Catherine
d'Erlanger, l'un des plus "lancés" de Londres. Cette superbe rousse
pourrait bien avoir fourni quelques traits au personnage de
Clarisse
2.
Le 2 août 1914, la France déclare la guerre à l'Allemagne et, dès le
3 août, Morand regagne son pays, sur ordre de mobilisation. Il se rend au
fort Rosny-sous-Bois, mobilisé au 4e zouaves. Les archives administratives
signalent qu'il ne l'a pas rejoint, il est passé dans la réserve. Le 1er
septembre, il est remis à la disposition du ministère des Affaires
Étrangères. "J'ai accepté la décision qui me classe, pour la deuxième fois
dans les services auxiliaires, avec le respect que j'ai pour les arrêts du
destin". Certainement rien n'autorise à s'en douter, il n'aurait pas eu de
longues démarches à faire pour aller aux "tranchées". [Pendant la guerre,
Morand était en accord avec la pensée de Larbaud.] Morand a des qualités
ailleurs qu'autour du courage physique ; il prouvera, à plusieurs
reprises, son courage moral, les deux n'étant pas forcément liés. Son arme
sera sa plume.
Rencontre avec Marcel Proust (environ en septembre 1915). Il est
conscient de la rencontre avec un génie littéraire neuf, intrigué par
l'atmosphère de mystère qui régnait autour de "Marcel" et de ses amis. Les
sentiments de Proust envers Morand sont complexes, non dénués d'une
certaine jalousie : ce jeune loup va prendre le pas sur lui dans la vie de
la princesse Soutzo.
Le 31 juillet 1916, Morand est rappelé à Paris, comme attaché au
cabinet de Briand. Il collabore avec Philipe Berthelot. Philippe
Berthelot, l'une des grandes admirations de sa vie et "l'homme dont la
république ne sut pas, ou plutôt ne voulut pas, utiliser à fond les
ressources". Il est l'ami de Barrès. Il est directeur des cabinets de
Briand, de 1915 à 1917, puis secrétaire général du ministère des Affaires
étrangères, comme Alexis Léger, plus tard. Il inaugure une articulation
très martelée dans la conversation, une séparation nette des syllabes, qui
sera le tic d'une époque. Berthelot "pousse" ses disciples.
En 1916, il fait la connaissance de la princesse Hélène Soutzo,
l'une des trois reines roumaines de Paris d'alors.. Les deux autres étant
Anna de Noailles et la princesse Marthe Bibesco. Hélène Morand :
l'intelligence à l'état pur. Fille de grands banquiers grecs établis un
peu partout dans les Balkans, fort riche, belle, élevée entre la Roumanie
où elle est née, Trieste, et Paris. Hélène est née à Galatz, en Moldavie,
le 5 février 1879, elle a neuf ans et un mois de plus que son futur mari.
Elle est petite - 1,57 m - avec des yeux bruns, l'air altier d'une Minerve
(selon Cocteau : "Une Minerve qui aurait avalé sa chouette"). Elle a l'air
d'une héroïne proustienne. C'est au Ritz, le plus souvent, qu'elle
rencontre Proust avec lequel elle aura une correspondance suivie, de 1917
à 1922. Elle est européenne par essence, alliée à des gens installés dans
toute l'Europe et avec lesquels elle restera toujours en relation, comme
une tribu orientale. Elle parle au moins sept langues, le grec, le
roumain, le français, l'italien, le latin, l'anglais et l'allemand
parfaitement. Cet européanisme expliquera bien des choses dans son
comportement difficilement admissible de 1940 à 1944. Elle est née avant
le mariage de ses parents, légitimée par leur mariage le 1er décembre
1900, donc à vingt-et-un ans ! En 1904, à Bucarest, Hélène a une fille,
dont la destinée sera tragique, Marie-Georgette Soutzo. Callirhoé
Chrisoveloni, la mère d'Hélène, s'inquiète de savoir si la tour Eiffel ne
risque pas de s'écraser sur la maison de sa fille.
Morand est en partance pour Rome où il y restera du 13 décembre 1917
jusqu'au 13 mai 1918, n'appréciant guère la capitale italienne (ville
morne et pittoresque). Il en partira pour Madrid (Larbaud habite Alicante
au même moment). Il revient à Paris pour un bref séjour le 2 septembre
1918, au moment où expire son sursis d'appel, qui est renouvelé jusqu'au 5
avril 1919. Longtemps seront imbriquées l'une dans l'autre les deux vies
de Morand, celle du serviteur de l'État, et celle consacrée aux
Lettres.
Après 14-18, mauvaise paix, fondée sur le démantèlement de l'Empire
austro-hongrois, créatrice de nations artificiellement composées et
fragiles dès leur naissance, écrasant l'Allemagne, d'où sortira l'esprit
de revanche..
Morand revient de Madrid, au début de 1920, et retrouve, autour
d'Hélène, autour de Misia Sert, une capitale grisée par la victoire et
affolée de soulagement après quatre années d'angoisse.
Morand sent l'influence des évènements et des milieux intellectuels
qu'il fréquente, un être nouveau est né en lui, qui aime la paix d'un
amour profond. Il sait que le tournant du siècle ne se situe pas à
l'armistice, mais en 1917, avec le début de la Révolution russe et
l'arrivée des troupes américaines. "en 1917 ! Fin de l'Europe !
Commencement du monde !".
Le Morand de 1920, avec un intelligence visionnaire, vient de passer
la trentaine. Il s'aperçoit que cette "aurore", à laquelle presque tous
s'abandonnent dans les délices, est le début d'une apocalypse. C'est en
1925 qu'il situe le déclenchement de son écoeurement. "L'après-guerre me
donnait soudain l'envie de vomir."
Les fonctions qu'il occupe à Paris, à partir du 15 janvier 1920 : le
service des oeuvres françaises à l'étranger. Giraudoux en est le chef et
Morand y a la responsabilité de la section littéraire. "La bande du Quai".
Ces artistes ne se prennent pas au sérieux ; de poser le pied légèrement
sur terre, de travailler dans l'instantané, en bonne entente, de ne
s'enrégimenter dans aucune école, sous aucune bannière politique. Ne pas
vouloir à tout prix "changer la vie", exactement le contraire d'après 1945
avec toutes les maladies en -isme de la pensée, quand l'art se
stérilisa.
"Nous étions des artistes joyeux du crédit ouvert par un public de
plus en plus averti. Nous vivions un véritable printemps du travail, de
recherches, d'inventions, d'amitiés entre les arts.." Tout se tient. On a
l'impression, vraiment, que tout le monde connait tout le monde et qu'il
est très facile de pénétrer à l'intérieur d'un petit groupe dès qu'il se
forme. Durant trois années 1919, 1920, 1921, ce seront les mêmes
réjouissances hebdomadaires, jusqu'à ce que les "dîners d'amour", selon
Cocteau, se mettent à ressembler à des dîners de famille et à se prendre
au sérieux. Le point de ralliement est le "Boeuf sur le toit". Le
tout-paris s'y écrase, les dadaïstes et les surréalistes Picasso, Picabia
et Derain bouffarde au bec, Drieu La Rochelle, Pierre Benoît entre deux
voyages, Emmanuel Berl, pétillant, Roger Martin Du Gard... Un shaker à
cocktails, où naissent, du brassage des idées, des trouvailles inédites,
des modes éphémères, des tics même. Autre lieu de rencontre : La Maison
des Amis des livres, 7 rue de l'odéon, fondée en 1915 par Adrienne
Monnier. Les premiers textes dadaïstes et, chez elle, Aragon, Philippe
Soupault et André Breton, inventent le surréalisme et fondent
"Littérature". L'amitié, ici, est de la fête, et si l'époque est une
"fête", c'est, encore une fois, la fête de l'amitié. Morand sera fortement
marqué par les sociétés auxquelles il se mêle dans ces "Paris" divers où
cohabitent tant d'esprits étincellants qui exaltent le sien.
Le 18 novembre 1922, rue Hamelin, Marcel Proust meurt, exténué à la
tâche, si changé, ces derniers jours, que Morand ne peut cacher son
émotion.
Une polémique violente a été engagée contre le Service des Oeuvres
Françaises à l'étranger. Le 27 avril 1923, l'éclair d'Émile Buré, par la
même plume et sous le titre "Querelles d'écrivains - De nos écus, qu'en
a-t-on fait ?" met personnellement en cause Giraudoux et, à travers lui,
tout le service de la rue François 1er accusé de faire de la propagande
partiale. Mais la controverse exagérément amplifiée touche Giraudoux et
Morand. L'un et l'autre vont trouver le moyen de quitter un poste où leurs
activités ont été remises en question.
Morand a une soif inextinguible de découvertes, un éclectisme inné
et une curiosité immense qui lui donne l'impulsion du voyage. De la balade
à la grande traversée, de l'excursion à l'expédition, Morand expérimente
tous les types de voyages et peut se vanter d'être à son époque un grand
globe-trotter. De 1921 à 1925, il effectue ses "raids". Visites
impromptues, le temps d'un éclair. l'oeil acéré de Morand écume l'Europe
de ses singularités culturelles ou sociales : Baléares (1921), Turquie
(1922), Irlande (?), Grèce (1923), Lisbonne (1924), Madrid (1924), Sicile
(1924), Italie & Maroc (1925). Morand et Giraudoux ne se privent pas
pour utiliser un maximum leurs passeports diplomatiques.
1925 : "C'est toujours pareil !" Il est temps d'aller voir ailleurs
si quelque espérance de regénération peut en venir. Morand obtient la
gérance de la légation de la République Française à Bangkok. Peu pressé de
rejoindre son poste, il décide d'effectuer un tour du monde pour se rendre
sur place. Il traverse les USA d'est en ouest, de Chicago jusqu'à Seattle.
Douze jours de mer vers Yokohama et Tokyo. Le voici en Chine, descente
éclair nord-sud jusqu'à Pékin puis Shangaï. Halte aux Philippines. Il
longe Bornéo et arrive à Singapour. Passe par l'archipel Indonésien. Enfin
il arrive au Siam. Il subit une attaque de dysenterie et adresse le 20
octobre 1925 un télégramme pour demander son rappatriement. Il reçoit la
visite d'André Malraux, alors chargé de mission archéologique au Cambodge
et au Siam par le ministère des Colonies depuis 1924. Il semble que Morand
ait eu des moments de "cafard". Il embarque le 2 novembre de Shangaï vers
Singapour, s'engage dans le détroit de Malacca, direction Ceylan. Il
retrouve la terre ferme sur l'île de Socotra et Djibouti, Suez.
Depuis 1919, Morand a, parallèlement à sa carrière, une activité
journalistique assez intense. Cette méthode est aussi une manière de faire
du bruit autour de soi, de ne pas laisser sommeiller le public entre deux
ouvrages, politique publicitaire d'avant-garde. Morand préfère sans doute
"sa méthode publicitaire" à celles employées par ses éditeurs, souvent
excessivement outrancières. Nous le voyons néenmoins attentif aux tirages,
aux affiches, aux réimpressions, aux prières d'insérer qu'il rédige
lui-même. A l'époque, Grasset se targue d'avoir recruté l'équipe des
quatres M : Montherlant, Mauriac, Maurois et Morand. Une rivalité
importante met en concurrence Grasset et Gallimard : les deux firmes
jeunes sont résolues à s'affirmer face à des maisons bien en place comme
Plon, Flammarion, Albin Michel ou Fayard. Grasset lui fit des offres
mirifiques pour l'arracher à Gallimard, pour le contrat de "Lewis et
Irène". On dut assurer l'auteur sur la vie jusqu'à l'achèvement du roman
!
Morand achète l'Orangerie, à la Corne d'Or, au-dessus de
Villefranche-sur-Mer en 1926. Il descendait avec Darius Milhaud vers 1920
à Juan-Les-Pins. Le dramaturge a sans doute été, dans la maturité de
Morand, un ami qui a énormément compté pour lui.
Le 14 décembre, Paul demande à son ministre l'autorisation d'épouser
la princesse Soutzo. Hélène est divorcée de Dimitry Soutzo depuis le 1er
octobre 1923. Il s'unit à son amie le 3 janvier 1927, sans même avoir la
réponse officielle du ministre ! Les témoins des époux sont Philippe
Berthelot et le ministre de Roumanie en France, M. Constantin Diamandy. Un
couple d'une espèce rare : un chef-d'oeuvre. Hélène apporte à Morand, un
amour indéfectible, indéracinable, sûr comme celui d'une mère qui, quoi
qu'elle ait à supporter ou à juger, pardonne. "Pour m'avoir supporté, il
lui fallait une dose d'amour énorme et beaucoup de force morale. Sans
grande résistance physique, elle est d'une énérgie morale fantastique,
farouchement fidèle à ses idées et, dans la maladie, d'une résistance
volontaire formidable." Ne pas écraser l'autre, ne pas le "prendre",
l'aider au contraire à se réaliser et à s'épanouir, c'est sa rouerie à
elle, son intelligence et son courage. Comportement d'Hélène : la
connivence plutôt. Toutes les maîtresses de Paul, ou à peu près,
deviendront les amies de sa femme.
Hélène : elle sait bien de quelle manière efficace elle aide la
carrière de son mari - la carrière diplomatique autant que littéraire. La
liberté par l'argent. Cette liberté irrigue l'oeuvre de Morand.
Après leur mariage, les Morands partent pour les États-Unis fin
janvier 1927 (Ils se rendront une seconde fois aux "States" le 10 novembre
de la même année). Ils vont accueillir Paul Claudel à St-Fransisco, début
mars, nouvellement promu ambassadeur de France aux États-Unis, et qui a
quitté le Japon fin février. Ils rentrent en France le 2 avril 1927, fin
du premier voyage "américain".
Deuxième voyage : le couple va quitter la capitale le 10 novembre.
Durée de leur second voyage ? Deux mois. Ils terminent à New-York, début
janvier 1928.
Morand, à 22 ans, pense que les "croisements des races
perfectionnent l'espèce", il doute maintenant que les hommes gagnent au
métissage (sur le plan physique ou intellectuel). "L'âge du sale métisse".
Le noir est beau comme le blanc est beau : ce qui est laid, c'est le gris.
Le pessimisme l'emporte également à propos des colonies. "Les soldats
conquièrent les colonies, les prêtres les éduquent, les administrateurs
les organisent, les touristes les enlaidissent, les commerçants les
ruinent et les politiciens les perdent" (Hiver Caraïbe).
Vingt-trois jours après son retour des États-Unis, seul cette fois,
il quitte Paris, 27 janvier 1928 pour l'Afrique. Raid complément
d'information sur la terre mère. A Dakar, il rencontre Albert Londres.
"J'ai rencontré Londres, et je m'avoue vaincu." C'est le voyage le plus
sportif de Morand. Il y révèle son amour des bêtes. Il fustige le
machinisme, "au bout du machinisme, il y a un précipice". Prédiction plus
tard vérifiée. À la fin mars, Morand quitte l'Afrique. En escale à Dakar,
il découvre l'itinéraire de Paris à Buenos Aires, un voyage qu'il fera 3
années plus tard, en 1931.
1928, repos relatif, année de ses quarante ans, l'âge des premiers
bilans. Morand gagne en maturité, on le verra devenir de moins en moins
snob à mesure qu'il prendra de l'âge. Au zénith de sa vie (en pleine force
de l'âge), Morand est un homme énigmatique, discret, silencieux, ayant un
goût prononcé pour la solitude. "Une chose que l'on me reproche beaucoup,
c'est de ne pas avoir le sens humain, un peu comme Mérimée. Il est certain
que je suis un être sauvage, profondément individualiste, qui se suffit à
soi-même. J'aime beaucoup la solitude. Même les gens que j'aime le mieux,
je ne peux les supporter très longtemps." "J'adore admirer", disait-il. Ce
silencieux aime les bêtes. "J'aime les chats parce-qu'ils sont silencieux
et, à ce titre, incompris..". Avec les bêtes, Morand est de plain-pied
dans une compréhension instinctive. Il a, avec elles, plus de
communications qu'avec les humains. Mise en évidence d'un caractère
parfois misanthrope.
Morand est aussi l'homme des clichés réducteurs qui lui collent à la
peau. Les mythes de Morand milliardaire, détrousseur du globe, fou de
vitesse, homme pressé, sont démesurément grossis. Les voitures sont
certainement un luxe dans sa vie, l'une de ses passions. "Plus de temps
perdu avec les voitures qu'avec les dames". Deux mobiles à cette folie, le
goût de la mécanique et celui de la vitesse. Morand en est le symbole
vivant, le chantre inconditionnel de la vitesse : un cliché. "J'aime la
vitesse parce-qu'on ne peut penser à rien à vive allure." Hélène de son
mari : "Le désir d'une chose et la dégoût instantané. Le plaisir rapide et
l'ennui plus rapide encore". L'intérêt intermittent et irrégulier de
Morand lui confère cette capacité de s'évanouir sans crier gare lors des
dîners ou des réceptions mondaines. Profondément individualiste et
amoureux du silence, il s'évade dès qu'il en a l'occasion, le temps d'un
éclair et le voilà disparu ! Marcel Thiébaut : "Du plus loin qu'il m'en
souvienne, toujours cette envie d'être ailleurs, implacable, tenace comme
une lésion." Paul se défend comme il peut de cette affection sociale : "Ce
n'est pas par avidité que je suis pressé, mais au contraire parce-que je
ne tiens pas assez aux choses pour les désirer longtemps." Chardonne reçut
cette confidence : "J'écrit parce-que je ne peux pas parler". On lui fait
partout, à tord, une réputation de causeur. "Je ne peux briller aux repas,
car pendant la première partie, j'ai faim, et pendant la seconde, j'ai
sommeil".
Morand est l'homme des amitiés solides. Malgré sa propension
naturelle au nomadisme et au papillonnage, avec les femmes, il entretient
quelques amitiés indéboulonnables, de celles qui durent toute une vie.
L'amitié avait pour lui une forte signification : "L'idée qu'on fasse
passer la politique avant l'amitié me semble absolument comique". Les plus
solides complicités sont notamment Cocteau, Giraudoux et, un peu plus
tard, Chardonne. Avec Cocteau : "Quarante ans d'amitié non-changeante dans
un métier où l'amitié est un château branlant". Avec Giraudoux, l'entente
est fraternelle, il fait presque partie de la famille. Il occupe la
chambre de Paul lorsque celui-ci effectue son service militaire. Quand
Giraudoux est blessé en septembre 1914, les parents de Paul viennent à son
chevet afin de le soutenir. Il apprécie l'ambiance familiale des réunions
du dimanche qui regroupent les Amis des Morands et leurs enfants. Il se
soumettra pendant plus de vingt ans au rituel de la partie de poker du
dimanche en compagnie de Paul, de son cousin, également diplomate, et de
ses amis Paul Haviland et Édouard Bourdet.
En avril 1928 Hélène marie sa fille avec le prince Éric de Broglie.
En mai, Morand fait un saut à Londres, et, en juillet, remonte le Rhône en
hydroglisseur.
Arrivée de Morand en 1929 à New-York, le 14 janvier. Boulimique, il
absorbe tous les aspects de la ville deux mois durant, fourrant son nez
partout. Il se promène dans les larges avenues de New-York, un crayon à la
main. Son oeil photographique capte l'atmosphère des docks où flotte une
odeur de tabac doux et de caoutchouc, la "gorge glacée" de Broadway, cette
épine dorsale qu'on appelle la cinquième avenue, la Bourse, la Presse..
Morand aime l'ambiance frénétique de cette ville. New-York est un orage
permanent. Son espace est surchargé d'électricité. "Il faut plusieurs mois
pour comprendre la grandeur délayée d'humidité de Londres ; il faut
plusieurs semaines pour subir le charme sec de Paris, mais faites-vous
mener au centre de Brooklyn Bridge, au crépuscule, et en quinze secondes
vous aurez compris New-York." Malgré son flair, il n'a néenmoins pas
pressenti l'énorme explosion du Black Thursday.
Sa vie faite de succès et de voyages s'assombrit quelque peu en ce
début des années 30 avec une série de drames qui affectera la vie du
couple. Tout d'abord Paul perd son père le 2 janvier 1930. Eugène Morand
s'éteint à Paris, laissant désormais son fils face à sa propre mort qu'il
redoute tant. Il est profondément affecté par sa disparition car une
complicité retenue mais néenmoins intense liait les deux hommes. Si Eugène
n'avait pas réussit de faire de son fils un homme heureux, il lui avait
donné une raison de vivre : l'art. Trois jours après sa mort, Paul confie
à son ami Jacques-Émile Blanche : Mon père m'a dit : "je n'ai jamais aimé
que l'art", puis il a sombré dans l'agonie. Les malheurs n'épargnent pas
sa femme Hélène qui vit un drame : sa fille est malade, très malade. Les
médecins lui découvrent une tumeur au cerveau, hélas. Elle disparaîtra au
début d'avril 1932 à 28 ans, laissant un petit garçon de trois ans,
désormais choyé par sa grand-mère. Hélène ne gémit pas, ne freine en rien
la liberté de son homme. Elle encaisse les coups avec un flegme
admirable.
La vie administrative ne m'amusait pas beaucoup, l'avancement était
long, je ne voyais pas où ça me mènerait. Mise en disponibilité aux
Affaires Étrangères.
Gros morceau de 1931 : une tournée de six conférences - dont une
intitulée "Les personnages sud-américains dans la littérature française" -
qu'il doit faire en Amérique du sud, un périple de quatre mois. Il
embarque le 7 août 1931 à Villefranche-sur-Mer et arrive à Rio le 25, où
l'attend l'écrivain Alfonso Reyes, ambassadeur du Mexique au Brésil.
Morand est incapable d'improviser - toutes ses conférences sont
entièrement rédigées. Il interroge Larbaud, grand ami de nombreux
écrivains sud-américains afin de rédiger sa conclusion : "Oui, l'Amérique
du Sud est un monde complet pour la création romanesque". Il met ensuite
le cap sur MonteVideo, puis sur Buenos-Aires. De Buenos-Aires à Santiago
du Chili en train. Equateur, Colombie, Panama. États-Unis. Il se rend à la
Nouvelle-Orléans, Détroit, Chicago où il arrive le 6 novembre. Boston,
New-York et retour à Paris le 25 novembre.
Morand rencontre Josette Day sur les plateaux de cinéma vers 1932.
C'est le début d'une liaison qui va durer plusieurs années, intermittente,
semée d'infidélités de part et d'autre. Josette : "À part les quatre
années de l'occupation, nous n'avons jamais cessé de nous voir plusieurs
fois par an, jusqu'à sa mort". Longue fildélité de la part de cet
infidèle.
Le 7 juin 1934, le Figaro est réorganisé. Paul fait partie du comité
de direction. Il reste néenmoins maître dans l'art de préserver la liberté
de ses mouvements et il continue à pérégriner tout en donnant au Figaro
des chroniques, pour la plupart reprises dans "Rond-Point des
Champs-Élysées", "Le réveil-Matin", "Réflexes et réflexions"; Morand
Chroniqueur. On l'entendra par la suite pester à propos du journalisme :
"Le journalisme est un terrible dévoreur d'énérgie". Porte-t-il préjudice
à l'écrivain ? Malgré sa contribution pour ce journal de la haute
bourgeoisie française, Morand reste à l'écart de tout parti et engagement
politique : "Je vois bien des écrivains portés par goût, par enthousiasme
vers des régimes politiques qui nous conduiraient tout droit à la mort des
écrivains".
Morand a tenté de faire acte de candidature en 1933 à l'Académie
Française, trois fauteuils vacants. 1934, il y songe de nouveau. L'année
suivante, il récidive. Le 15 février 1936, il prépare une lettre de
candidature à tout hasard. Il récidive du côté de l'Académie en 1941, 1958
- c'est Hélène qui voudra pour lui l'Académie en 1958 - et finalement
1968.
Le 30 janvier 1936, il achète trois granges aux Hayes. Il aime
beaucoup les Hayes, si proche de Paris qu'il peut y trouver refuge
lorsqu'un subit besoin de solitude l'empoigne.
Morand est toujours un cosmopolite, mais il déchante devant
l'internationalisme, cette "surnation" qui exige le sacrifice des nations.
"Je n'ai jamais aimé le côté international du socialisme".
Morand représente la France à la "commission internationale du
Danube" en juin 1939. Une planque. Quel poste d'observation pour un
diplomate à l'oeil aigu comme le sien !
Il a la cinquantaine. En lui, dans la continuité, plusieurs
existences se sont superposées, juxtaposées, confondues.. Et seul le style
leurs donne une unité.
Morand apprend la débâcle française avec stupeur, comme bon nombre
de ressortissants français à Londres. Le gouvernement quitte Paris et son
chef, Paul Reynaud, démissionne le 16 juin 1940 laissant place au maréchal
Pétain. Le gouvernement s'installe à Vichy. L'invasion des Allemands a
l'effet d'un raz-de-marée sur une France mal préparée et démunie
militairement. Personne ne sait jusqu'où ira la déferlante nazie. Londres
est la cible de bombardements massifs et la plupart des gens s'attendent à
tout instant avec inquiétude un assaut de l'armée du Reich sur
l'Angleterre. L'avenir est en effet plus qu'incertain et on ne se sent
plus vraiment en sécurité nulle part.
A ce moment, à Londres, un sombre inconnu monte seul une révolte
contre cette agression. De Gaulle est sous-secrétaire d'Etat à la guerre
dans le cabinet Reynaud lorsqu'il quitte la France lors de l'explosion du
gouvernement. Il décrète de son propre chef qu'il n'acceptera pas les
évènements et qu'il compte bien rallier tous les français afin de
commencer la lutte contre l'occupant. Seule une poignée de collègues de
l'ambassade se raccroche à ses propos qui paraissent à l'époque insensés.
Morand, lui, en bon serviteur de l'Etat, se tient prêt et disponible
auprès du Général au cas où celui-ci formerait un gouvernement.
Ayant perdu tout contact avec Paris, Morand laisse à ses
collaborateurs le soin de décider du retour auprès de leurs proches. Il
retourne à Paris, après un détour à Madrid, avec la majorité de son équipe
afin de demander des instructions à son gouvernement. Or Morand n'a pas su
décrypter la demande officieuse de Vichy de rester instamment à Londres
afin de garder un contact diplomatique avec les anglais. Furieux de son
comportement, Paul Baudouin, alors ministre des affaires étrangères le
révoque de sa place invoquant un abandon de poste. Il met, certes des
pincettes pour le lui faire savoir, mais il le met ni plus ni moins à la
retraite forcée sans indemnités ni pension.
Les raisons qui le poussent à se ranger du côté de la France
vichyssoise sont multiples et subtilement entrelacées. Tout d'abord Morand
pense à préserver son pays auprès des anglais après l'annonce de la
capitulation de Pétain. Il s'efforce d'éviter un embargo sévère qui
pèserait lourdement sur la vie de la population déjà accablée par
l'occupation. Malgré ses efforts, il ne peut changer les directives
anglaises qui mettent en place un blocus fort afin d'isoler la France
collaborationniste. En s'élevant catégoriquement contre cet embargo,
Morand pense à sa famille et tout particulièrement à sa mère : "je ne veux
pas starve my mother !".
L'élément ayant son importance considérable est la personne de
Pétain, représentant à ses yeux, et à ceux de l'immense majorité des
français, l'esprit de la victoire française ; il incarne pour lui le
gouvernement légal de la France. Au contraire, le jeune général De Gaulle,
dont il n'avait jamais entendu parler, lui paraît suspect dans bien des
aspects. En bon fonctionnaire, il voit d'un mauvais oeil l'intervention
d'un militaire dans les affaires politiques de la France, et lui laisser
un pouvoir important entre ses mains peuvent très bien compromettre
l'avenir démocratique du pays. En choisissant de prendre les armes - suite
aux conseils d'Alexis Léger - , le général perd à jamais l'approbation de
ce diplomate pacifiste qu'est Morand.
On peut également évoquer l'amitié profonde que lie Morand avec
Josée, la fille de Pierre Laval. Il l'admire depuis qu'elle avait
accompagné son père en voyage officiel aux Etats-Unis en 1931 à l'âge de
19 ans. Il a une confiance sans bornes, presque naïve en Pierre
Laval.
Ajoutons également l'influence capitale de sa femme Hélène qui lui
impose sa vision anti-gaulliste et germanophile. Pour elle, le führer a
gagné la guerre et une Europe nouvelle va naître sous l'égide de
l'Allemagne, la seule nation assez forte pour contrer le Bolchevisme qui
menace l'occident.
Un dernier fait pouvant finalement avoir un poids non négligeable
sur sa motivation à retrouver son pays : il noue déjà depuis plusieurs
années une relation avec une femme mariée qui compte vraiment pour lui. De
cet idylle interdit nait un enfant illégitime et il est très probable
qu'il a le désir de se rapprocher de la femme qu'il aime.
Morand, mis à pied, retourne vivre à Paris avenue Charles-Floquet.
Flegmatique comme à son habitude, il accepte son sort sans broncher. Il
profite de ce temps d'immobilisation forcé, lui, qui est un vagabond, pour
méditer sur la vitesse et ses travers. Il met au point une oeuvre qui
nourrira le mythe : "L'homme pressé". Il saisit l'occasion pour y glisser
une allusion à l'enfant issu de sa relation extraconjugale avec une femme
mariée en 1939 et dont il ne peut en reconnaître la paternité. "Il est des
unions à qui, par paresse ou par raffinement de cruauté, les fées
permettent d'être fécondes sans cependant les bénir".
Dans le même temps, il montre son engagement politique envers le
gouvernement de Pétain en écrivant "Chroniques de l'homme maigre". Cet
engagement reste malgré tout limité à une incitation à l'ascétisme, à un
retour aux choses simples de la vie. L'occupation a malgré tout un effet
bénéfique, elle élimine toutes les choses superflues que notre
civilisation a engendré en ce siècle de progrès technologiques. Il est
temps de prendre son temps, de redécouvrir la vraie saveur de l'espace et
du temps, d'accepter son sort comme une rédemption et de reconstruire une
nation digne et fière au sein d'une Europe nouvelle qui commence à se
dessiner.
Le 17 avril 1942, Laval revient au pouvoir et choisit Jean Jardin
comme directeur de Cabinet. Lorsque Morand apprend cette nouvelle, il
manifeste aussitôt sa volonté de vouloir servir son pays. Pour lui, la
solution est maintenant uniquement politique, sa confiance en Laval frise
l'irrationnel. Laval croit à des forces historiques et spirituelles,
quasi-magiques, qui permettraient à la France de jouer un rôle d'arbitre.
Il rentre quelques jours plus tard dans le cabinet de Laval comme chargé
de mission et deviendra bientôt, grâce à son ami Jean Jardin, promu
ministre plénipotentiaire de deuxième classe le 28 juillet. Il s'installe
dès lors à Vichy.
Entre temps, le 16 juillet 1942, il est nommé à la tête de la
commission de censure cinématographique dont le rôle est de financer des
films louant le célèbre tryptique travail, famille, patrie. Il en profite
pour écrire un scénario de "Nana" d'après Zola mais il est victime
lui-même de la censure lorsque le maréchal l'ayant parcouru lui demande
"de renoncer à diffuser par l'image un roman qu'il juge immoral". Paul n'a
pas de chance avec le 7e Art !
Octobre 1941 voit le congrès des écrivains européens organisé par la
Weirmacht à des fins de propagande. Tous les écrivains français importants
sont conviés à découvrir la finesse de la culture Allemande avec des
concerts, Mozart, Bingen, à goûter les meilleurs vins et à écouter le
discours insistant de Goebbels leur martelant qu'il n'existe désormais
qu'un conflit entre l'Allemagne et la Russie bolchevique. De nombreux
collaborationnistes avérés font le déplacement, Drieu la Rochelle,
Chardonne, Jouhandeau mais Morand s'y soustrait habilement en se portant
indisponible pour assister à l'évènement.
Malgré les erreurs de Laval qui se succèdent - travail obligatoire
en Allemagne pour tous les hommes valides de 18 ans à 35 ans à effectuer
en Allemagne, rapts des juifs sur l'ordre du commissaire général aux
questions juives, Xavier Vallat - Morand fait la sourde oreille et
persiste à soutenir "l'Auvergnat", se raccrochant à ses vieux discours
pacifistes : "jamais l'on ne verra ma signature au bas d'une affiche de
mobilisation !". Tiraillé par ailleurs par une crainte parfois absurde des
bolcheviques, il est persuadé de suivre la seule voie possible afin de
prémunir sa patrie contre la vague communiste qui sonnerait le glas d'un
ordre social français, l'ayant personnellement toujours favorisé.
Hélène suscite plus de hargne que Paul du fait de sa conduite
"choquante" pendant l'occupation. Elle ruine l'image de son mari en
invitant régulièrement des officiers Allemands à sa table, notamment le
général Stülpnagel : "le plus charmant de nos vainqueurs !". Morand s'est
d'ailleurs toujours défendu d'avoir fréquenté Stülpnagel. Venant d'une
grande famille de banquiers, et jadis mariée avec un aristocrate Roumain -
conservant d'ailleurs, après son mariage, son titre de princesse -, Hélène
appartient d'abord à l'aristocratie de l'argent. Elle est donc tout
naturellement révulsée à l'idée d'un communisme international qui se
fixerait en Europe sous l'impulsion de la Russie. Étant d'origine
Roumaine, elle est également fermement opposée à la Russie en réaction des
brimades qu'elle a jadis perpétré contre son pays. Hélène anti-marxiste,
anti-Russe, et maintenant Hélène viscéralement antisémite ; les juifs sont
exécrés dans la Roumanie de la fin du XIXe siècle.
Pourrait-on pour autant la taxer de collaborationniste ? Faute de
tact, surtout, qui dérange mais ne mérite pas les flammes de l'enfer. Elle
est même parfois animée de compassion et d'humanité en intervenant
personnellement auprès des occupants en faveur de nombreux juifs. Le
comportement d'Hélène, accueuillant des officiers nazis dans son salon,
suscite à juste titre de nombreuses indignations mais on ne se prive
malheureusement pas d'inscrire au compte de Paul des fautes imputables à
Hélène seule.
Dans ce mois de juillet 1943, le film de Jean Grémillon, "Lumière
d'été", avec Pierre Brasseur, est projeté devant la commission de la
censure. La critique sociale qu'il contient semble déplaire à Morand et il
interdit sa distribution. Lorsque le producteur intercède auprès du
directeur général de la cinématographie nationale, Paul revient finalement
sur sa décision après une troisième projection. Excédé, il démissionne de
la commission.
Le 20 juillet 1943, alors que l'Allemagne vient de subir une de ses
défaites les plus décisives en janvier à Stalingrad, Morand est nommé
ministre plénipotentiaire de première classe et accrédité en qualité
d'envoyé extraordinaire auprès du Roi Michel 1er de Roumanie. Le maréchal
Pétain lui conseille avant le départ "de ne pas faire de vagues" et de
rester uniquement en qualité d'observateur. Hélène exulte et est
proprement ravie de revenir dans son pays en tant qu'ambassadrice de
France. Elle possède également de nombreux biens en Roumanie qui doivent
êtres liquidés avant l'arrivée des Russes, qui semble inéluctable. Les
Roumains voient aussi l'arrivée de Morand avec plaisir, non seulement car
celui-ci, marié à une aristocrate roumaine connaît bien le milieu mais
encore car il a rendu, il y a quelques années le plus beau des hommages à
leur ville, Bucarest.
Après seulement moins d'un an passé en Roumanie, Morand fait ses
valises pour la Suisse comme chargé d'affaire à l'ambassade de France à
Berne. Il bénéficie de l'appui de son ami Jean Jardin qui proposa
personnellement sa candidature à Laval au remplacement de l'Amiral
François Bard, le représentant de la France, décédé brutalement d'une
crise cardiaque. Malheureusement, les résistances du gouvernement Suisse
sont nombreuses. Les politiques ne voient en effet pas d'un bon oeil la
venue sur leur sol d'un invité souffrant d'une si désastreuse réputation,
tant sur le plan professionnel - son bilan catastrophique à Bucarest - que
sur le plan personnel - sa femme germanophile qui exerce sur lui une
influence extraordinaire et qui ne pense qu'aux francs suisses. Mais on
pense surtout que cette "créature de Laval" vient en suisse afin de
préparer la fuite de son patron avant la fin de la guerre.
Après de nombreuses tractations et une attente pénible à Paris, il
obtient finalement le feu vert du gouvernement Suisse. Laval le voyant
pour la dernière fois, lui livre ses dernières instructions "surtout ne
faites pas de zèle.." À la chute de Vichy, Morand quitte son poste de sa
propre initiative, ayant perdu le contact avec son gouvernement, il
considère ses fonctions comme terminées. Il part se réfugier avec Hélène
vers Territet-Mont-Fleuri, en direction de Genève, pour y vivre des
moments difficiles.
La France libérée est maintenant le théâtre d'autres actes de
barbarie, les représailles sanglantes sur les "collabo" de Vichy, de
nombreuses exécutions eurent lieu notamment celle de Laval au terme d'un
procès partial et bâclé. Les "purges" furent engagées tout d'abord auprès
des membres du gouvernement de Vichy dont Laval fut le principal
responsable. Les écrivains ne furent pas moins épargnés et le comité
national des écrivains publia une liste noire, désignant un ensemble
d'écrivains ayant collaboré de près ou de loin avec les Allemands. Y
figure les noms de Chardonne, Drieu La Rochelle, Céline et bien-sûr celui
de Morand. Dès lors, Morand est interdit de publication en France et,
avant qu'il n'ait le temps de s'en expliquer s'expose à des sanctions
judiciaires s'il venait à retourner en France prématurément.
Malgré ses erreurs, il gardera toujours une répulsion face au
personnage de De Gaulle ; et celui-ci le lui rendra bien en 1968,
lorsqu'il déclarera qu'il mettra son véto à sa candidature à l'Académie.
Le mérite de Morand : la bonne foi et la fidélité à ses convictions : "Je
n'ai choisi d'être fonctionnaire qu'une seule fois, en 1912. Je suis entré
par la grande porte. J'ai servi jusqu'en 1944 le gouvernement légal de la
France [...] Quand j'ai donné ma parole, je la tiens ; disposant de
plusieurs vestes, je n'ai eu à en retourner aucune."
Morand reste fidèle au maréchal jusqu'au bout. Il ira même lui
rendre visite en juillet 1951 au moment où le plus vieux prisonnier de
France s'apprête à rendre son dernier souffle dans sa demeure de l'île
d'Yeu. Ce n'est pas le cas de tout le monde, loin s'en faut. La plupart
des collaborateurs, sentant le vent tourner en leurs défaveur, s'étant
soudainement métamorphosés en ardants résistants.
Le 14 septembre 1944, Morand est révoqué au titre de l'épuration
administrative sans pension ni indémnité jusqu'au 24 juillet 1953, date à
laquelle le Conseil d'État rend un arrêt portant annulation du décret de
septembre 1944. De Berne, le couple se retire vers Territet-Mont-Fleuri,
en direction de Genève. Paul et Hélène, au début du moins, dorment sans
draps et mangent des chataîgnes qu'ils emmagasinent dans une baignoire
inutilisée faute de pouvoir chauffer l'eau. Malgrés les conditions de vie
difficiles et l'humiliation d'être banni de sa patrie, Morand garde son
flegme habituel : "Je me suis guéri du luxe et débarrassé des faux amis,
des thés.."
Morand effectue très rapidement après 1944 des voyages à Londres où
vraisemblablement il avait pu mettre à l'abri, grâce à des amis puissants
et fidèles, ce qu'il avait sauvé des biens d'Hélène en Roumanie.
La grande leçon de l'exil : "La porte s'est refermée derrière vous
et c'est fini pour toujours." "Si la vie est un rêve, l'exil est un lourd
sommeil qui ressemble à la mort."
Morand apprend le décès de sa mère le 28 février 1947. Avec elle
disparaît l'un de ces deux éléments fixes de sa vie, celui qui le reliait
à ses racines. Après son décès, on retrouvera, rangée dans un petit
coffret, la liste des écrivains qui mettaient son fils au ban de la
littérature, manifestation d'une blessure secrète [..] Bien qu'il soit
exclu plus ou moins officiellement du pays, il peux néenmoins rentrer à
Paris assister aux obsèques de sa mére sans être inquiété. Geste d'amitié
d'Édouard Herriot : il l'invita ouvertement à dîner au palais Bourbon à
Paris.
À la fin février 1948, il vient s'installer à Vevey où il y passera
28 ans. "Les bateaux qui arrivent d'Evian et y retournent, la France
inabordable à portée de main." Une petite société d'amis se constitue
alors autour de Jean et de Simone Jardin à la tour de Peilz. Georges
Bonnet, Georges Hilaire, Bertrand De Jouvenel, Raymond Abellio, Jean
Taittinger, Charles Rochat, Alfred Cortot. Ces naufragés de la politique
s'entraident de leur mieux, une vraie famille ! D'autres amis franchiront
la frontière : René et Josée de Chambrun, Jean Cocteau, Denise Bourdet,
André Germain, Emmanuel Berl, Jacques De Lacretelle. Morand se lie avec
Chaplin.
"Nous ne ferons pas long feu en Europe. C'est fini." Il n'est pas le
seul à l'époque de la guerre froide, à penser que le salut est dans la
fuite, l'Amérique du sud. Cette peur presque irrationnelle de la vague
rouge submergeant l'Europe nous donne un indice sur la motivation de
Morand à céder au vichysme. Il faut avant tout préserver la France de
l'invasion communiste !
Il s'installe à Séville le 1er mars 1949. Il y reviendra à de
nombreuses reprises jusqu'en 1957.
En juillet 1951, il rend visite au maréchal Pétain, à l'île
d'Yeu.
En mars 53 au Maroc : Après la pénitence de l'immobilisme, cette
remise en marche, quelle déléctation !
Quelques jeunes hommes qui ont eu 25 ou 30 ans en 1945 en ont par
dessus la tête de la dictature des philosophes. Ils sont pour la
littérature du plaisir. Parce-qu'à 19 ans, Nimier s'est engagé au 2ème
régiment de hussards et parce-qu'il a publié "Le Hussard Bleu", la légende
fera d'eux un groupe, exactement ce qu'ils ne sont pas : "Les hussards".
Individualistes à tous crins et fiers de l'être dans une époque où tout le
monde s'aligne, ils n'ont aucun chef de file, pas même Jacques Laurent,
pas même Roger Nimier. Aucune obéissance envers personne, aucune doctrine
d'aucune sorte, surtout pas en matière d'art. Leurs principe fondamental :
la liberté. Michel Déon : "Il se peut... que nous ayont le mérite commun
d'avoir réintroduit dans le roman le plaisir et la mélancolie de vivre,
une certaine dignité devant l'oeuvre de la mort." "Nos aînés écrivaient
pour des âmes vacantes", avaient écrit Sartre. Ces "aînés" survivants de
l'entre deux-guerre, Montherlant, André Fraigneau, Jouhandeau, Léautaud,
Jacques Chardonne et Paul Morand bien-sûr, sont exhumés par les Hussards
et remis au goût du jour.
Entre Nimier et Chardonne, coup de foudre réciproque. Ce dernier
redécouvre Morand, bien qu'il le connaisse - peu - depuis longtemps. Il
est épaté, de ce qu'il découvre en Morand, et il le répéte à tous les
échos. Chardonne et Morand entrent alors dans une amité qui va embellir
leur vies. A partir de 1952, ils commencent une correspondance quotidienne
qui ne prendra fin qu'avec la mort de Chardonne, en 1968. Cette amitié est
avant tout une amitié épistolaire. En effet, s'ils s'écrivent pratiquement
tous les jours, leurs différences de caractères ne leurs permet pas de se
supporter bien longtemps. Chardonne enraciné dans la durée et le terroir
tandis que Morand vadrouille dans l'immédiat à la surface du globe. Ainsi
parle Chardonne : "Avant 1944, c'est l'époque qui triomphe chez Morand;
après 1944, il triomphe de l'époque". Morand fut remis en selle. Il
n'oublia jamais de quelle manière ni grâce à qui.
Morand n'a jamais donné l'impression de travailler. Grand
travailleur, pourtant et documenté aux meilleurs sources. On sent qu'ont
passé les coups de semonce de la linguistique et du structuralisme, qui
ont levé une foule d'inquiétudes sur les réelles possibilités de
communication ouvertes par le langage et sur l'aspect illusoire du langage
comme élément de rapprochement entre l'univers et les hommes. Il vivra
cette absence d'espoir exactement de la même manière que Chardonne, avec
un sérénité bouddhique.
Lors de ses rares déplacements à Paris, Morand descend à l'hotel
Crillon avec vue sur la place Concorde. Le couple ne réintègre l'avenue
Charles-Floquet, qu'en 1955. Même transformé en maître d'hôtel par les
circonstances, c'est à un vieux mandarin que Morand fait penser. Le
sourire du Bouddha. Après la mort de Paul Morand, le décorateur Alberto
Pinto s'installa avenue Charles-Floquet. Paul et Hélène installés à Paris,
n'ont pas abandonné pour autant le château de l'Aile. Leur vie a désormais
deux pôles.
En 1958, la bataille de l'académie. Pour la première fois depuis la
fondation de la compagnie (1635), quelques académiciens, se dressent
publiquement contre la candidature préalablement déclarée "recevable". Il
y a bien eu des remouds, à propos de Maurras, en 1938. François Mauriac
était déjà à l'origine du scandale. En 1928, il a pourtant été vainqueur à
une majorité écrasante dans un référendum organisé par un hebdomadaire
littéraire, qui réclamait à ses lecteurs de désigner des écrivains de
moins de 30 ans, destinés, les premiers, à l'Académie. Mauriac fait signer
une pétition protestataire. Pour les signataires, M. Paul Morand ne pourra
jamais être candidat en raison de son passé collaborationiste pendant la
guerre. Le 22 mai aboutit à une élection ajournée, avec dix-huit suffrages
en sa faveur, il ne lui en manque qu'un pour être élu. Où est le
dix-neuvième académicien qui fait défaut ? On chuchote que le cardinal
Grente a changé d'avis en quelques heures. Il auraient reçu en effet une
version "d'Hécate et ses Chiens" avec les passages scabreux soulignés en
rouge. Hélène et lui ont décidé de recevoir malgré tout, le soir-même,
tous leurs amis. Le deuxième vote est prévu le 23 avril 1959. Mais De
Gaulle a fait savoir qu'il ne donnerait pas son approbation à l'élection
de M. Paul Morand. Averti du véto Gaullien, Morand riposte par une lettre
adressée au directeur en exercice annonçant le retrait de sa candidature.
Le fauteuil de Farrère restera vacant quelques mois jusqu'à l'élection
d'Henri Troyat. Ulcéré, Pierre Benoît envoie, datée du 12 mai 1959, une
lettre de démission à l'Académie.
Le petit village suisse de Chardonne, au-dessus de Vevey, honore
l'écrivain qui emprunta son nom au cours de sa longue carrière. Le 29
avril 1967, une rue reçoit désormais le nom de Jacques Chardonne.
Chardonne, las par le fardeau de la vieillesse et frappé de surdité,
charge Morand de le représenter à la cérémonie. Morand a sans doute joué
un rôle actif dans la préparation de cet hommage car il admire
profondément celui qui est bien plus qu'un ami pour lui. Un "ange
gardien", un "maître à vieillir". Le 30 mai 1968, Chardonne, sans bruit,
rend le dernier soupir. "Chardonne m'a donné une leçon de courage.
Compromis parce-qu'il avait écrit, il a gardé la tête haute, il n'a rien
renié."
Après la mort de Chardonne, en 1968, Morand entame son "Journal
Inutile". Il ne peut plus correspondre avec son vieux compagnon, il
continue donc son dialogue épistolaire avec lui-même. Moments de creux
dans une vie, presque toujours, jusque-là, soulevée de vagues, telles
seront les années 1967 et 1968. Et des creux, Paul va en connaître avec la
santé de plus en plus fragile de se femme. En effet, au début de septembre
1968, Hélène se casse le fémur pour la deuxième fois.
Lui aussi commence aussi à souffrir de son âge, en passant la barre
symbolique des 80 ans. Il est contraint d'abandonner l'équitation après
avoir pratiqué pendant près de 65 ans ! "Depuis près de deux mois,
écrit-il à Chardonne l'année précédente, je ne fiche plus rien, pour faire
durer le temps ; je reste étendu au soleil toute la journée, sans penser à
rien ; cela donne de la durée au temps, de l'épaisseur, du velouté ; je le
retourne dans ma bouche, comme un gourmant avant d'avaler et d'être
avalé."
Le 2 juillet 1968, Morand pose sa candidature au fauteuil de Maurice
Garçon, un de ses onze adversaires de 1958. Enfin la consécration après
tant d'années d'échecs ! Morand est élu par 21 voix sur 28 votants. Hélène
exulte lorsque le 20 mars 1969, il prononce son discours de réception sous
la Coupole. Le voilà donc accueilli dans une assemblée où le destin,
depuis si longtemps, lui a assigné sa place.
Morand, un vieux monsieur. A l'âge où d'autres se sclérosent,
voyageurs d'un passé cimetière, Morand, lui, entretient ses curiosités,
cherche à comprendre ceux qui vont le suivre, fait le pas vers eux, qu'ils
n'oseraient pas forcément faire vers lui. Son ouverture atteint cependant
ses limites avec les évènements de mai 68. Il occupe une position peu
confortable et peu conformiste. Il est ce qu'il appelle tantôt un
"anarchiste conservateur", tantôt un "anarchiste repentant", ou encore un
"anarchiste de droite". Il précise par la suite que le conservateur en lui
l'a finalement emporté. Les contraintes sociales sont les plus
fortes.
Le 11 avril 1972, il effectue un "raid" en Iran. A cette date,
Morand a 80 ans et Hélène 93 ans. Le 27 février, elle voit mourir
Jean-Albert, son unique petit-fils. "Hélène est toute entière dans sa
douleur, le passé, ses morts et ne pense qu'à les rejoindre. Quelle
punition la vieillesse !".
Une femme toute à fait extraordinaire va quitter ce monde le 26
février 1975. "Mélange prodigieux, de moeurs 1900 et d'esprit 1967". Cette
femme qui aimait rouler à 170 en auto alors qu'elle avait conservé
l'habitude de l'éventail, comme si la Porsche était un landau. Morand
pressent le drame de la séparation : "Cette plaie de la séparation totale,
cette absence où l'on s'abîme, cette présence invisible, aucune torture ne
peut faire aussi mal." L'un vers l'autre, l'un par l'autre, en osmose, par
leur amour, le couple effectue un mouvement vers l'Eglise orthodoxe. Vers
la fin janvier 1975, l'état d'Hélène s'est aggravé : elle s'affaiblit et,
une première fois, Morand vient s'entretenir à son sujet avec le pasteur
de la communauté grecque orthodoxe de Paris. Au premiers jours de février,
Hélène entre dans le coma. Son dernier mot : "Ensemble".
Boulversé et digne : une domination de soi venue de la très
lointaine enfance, permet de faire face, vent debout, au malheur. Il est
d'une solennité impériale, d'une présence prodigieuse, le jour des
obsèques, sanglé dans un costume noir, ne perdant aucun détail de la
cérémonie. A partir du moment où sa femme est morte, il ne tient plus à la
vie. Il n'a plus qu'une idée, la rejoindre. Il envisage désormais la mort
comme une délivrance. Morand vieillit bien, question d'hérédité et
d'hygiène physique, mais aussi parce-qu'il a su se priver. Il n'a plus
grand désir de vivre, c'est certain. Cela ne signifie pas qu'il n'est pas
heureux, chaque matin, de retrouver sa propre mécanique en état de marche.
D'abord entretenir son corps. Aux Hayes, il persévère dans sa course
quotidienne, à l'aube, autour de son pré.
Le vieux monsieur n'est ni plissé, ni tordu, au même temps qu'il
s'embarque avec Dominique Sandoz, au petit matin du 16 avril 1975, pour
San Remo. Un tout autre voyage, un très lointain voyage l'avait tenté
aussitôt après la mort d'Hélène. Lîle de Grenade. Ses médecins lui avaient
interdit un déplacement si éloigné. Dominique Sandoz est un jeune suisse
de 25 ans, passionné de littérature, grand admirateur de l'écrivain. Leur
rencontre, en 1967, lorsqu'il demande à Morand une dédicace pour une
édition rare de l'une de ses oeuvres, se transforme rapidement en une
belle amitié. Ils ont un goût commun pour les voitures puissantes, un
rythme de vie frénétique analogue. Morand et le couple Sandoz feront
ensemble plusieurs voyages, toujours en automobile.
Le 30 janvier 1975, Paul reçoit "la bourgeoisie d'honneur de Vevey".
La ville qui a été, avec Paris, le seul point fixe de ce nomade. Les
dernières photographies officielles que l'on possède de Morand sont prises
ce jour-là.
Au printemps de 1975, il effectue deux randonnées-souvenir (Italie
et Bavière). Avec Dominique Sandoz et sa femme Fabienne, il se rend le 9
juillet à Edimbourg. Une espèce de fatigue s'empare de lui dans la seconde
partie du voyage. Morand souffre d'une inflammation du col de la vessie.
Encore un raid à Malte et l'année 1975 s'achève. L'année 1976 commence
mal, Morand, intoxiqué par des coquillages met un bon mois à se refaire.
Il se rend dès après à Tunis et retour sur Palerme. Du 16 au 21 avril,
avec le couple Sandoz, descente éclair vers Portofino. Enfin le dernier
grand voyage de Morand se situe juste avant la pentecôte, avec la visite
de Jersey.
L'été 1976 est particulièrement chaud. Son état de santé se dégrade.
Il est suivi par un cardiologue. Il est contraint de refuser un voyage en
Grèce que leur proposent Line de Rham et son mari : " Je ne suis plus,
hélas, qu'un vieux monsieur avec seize médicaments par jour [..] Vivez
accéléré, c'est ce que je puis vous conseiller, en vous aimant, si jeunes
et beaux. PM." Malgré des alertes inquiétantes concernant son état de
santé, il persévère pourtant, dans les exercices destinés à le maintenir
en forme, une folie sans doute, à son âge. Le mercredi 21 juillet, TF1
prépare une émission de choix. Il s'agit d'une adaptation télévisuelle
d'une oeuvre de Morand, "Milady". Le dimanche précédent, Morand est frappé
d'un malaise lors de sa culture physique à l'automobile Club de Vevey. Il
est aussitôt hospitalisé à l'hopital Necker pour y subir des examens mais
ses résultats sont si alarmants qu'ils imposent son affectation au service
de réanimation. Le jeudi à 23h00, son état s'est aggravé. Peu de temps
après, le coeur de cet homme pressé s'arrête, Morand vient de mourir. Il
est une heure trente du matin, le vendredi 23 juillet 1976.
Les dernières volontés de Morand sont formelles : "Placez mes
cendres à côté de celles de mon épouse chérie". Le 26 juillet, à seize
heure trente, son corps est transporté de l'hôpital au crématorium du
cimetière du père Lachaise. Une cérémonie religieuse eut lieu, lendemain à
onze heures trente, rue Georges-Bizet, dans l'Eglise orthodoxe grecque,
pleine à craquer. Les cendres du défunt sont ensuite transportées jusqu'à
Trieste pour y rejoindre les restes de son épouse, enterrée l'année
précédente. Les cendres de Morand ne seront cependant pas déposées à côté
de celles de sa femme. Par testament supplémentaire et secret, il avait
émit le veux sentimental que leurs cendres soient mêlées et elles le
furent, le 3 août 1976.
"ENSEMBLE"